quinta-feira, 27 de junho de 2013

Edouard Glissant en 1958





Votre engagement militant, vécu très librement, hors des partis, n’a jamais éteint votre création. Vous avez toujours lié poétique et politique, certain que la première précédait en général la seconde. Mais avez-vous craint, un moment, que le combattant anticolonialiste prenne le pas sur le poète ?

Le militant peut devenir féroce, cruel. Il peut devenir aveugle et se briser intérieurement. J’ai fait attention à cela. De telles déformations proviennent de l’obligation pour un militant d’adopter sans réserves son dogme, de bâtir son idéologie. Les nécessités de sa lutte ne lui laissent pas le temps d’envisager des problématiques. J’ai connu des militants qui souffraient de cet état. 

Poétique et politique ont parfois du mal à s’accorder. Votre ami Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 pour Texaco, a dit combien il pouvait être dur d'« écrire en pays dominé » : « Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? » (Ecrire en pays dominé, éd. Gallimard, 1997.) Avez-vous eu le sentiment – l’avez-vous encore ? – d’« écrire en pays dominé »? 

Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Ecrire, c’est souffrir sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu'une longue plainte aliénée. 

Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est détruite ou déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau. Et moi, je lui dis: « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. » 

Avec Patrick Chamoiseau, vous avez signé, ces dernières années, plusieurs manifestes qui ont confirmé votre position originale de poète engagé. DansQuand les murs tombent (éd. Galaade, 2007), vous vous opposez radicalement au « mur ministère » de l’Identité nationale et de l’Immigration… 

… qui est de moins en moins un ministère de l’Identité (l’affaire a foiré) et de plus en plus un ministère de la police d’immigration. 


Au moment des grèves de 2009 aux Antilles, vous avez écrit également, avec huit autres intellectuels antillais et guyanais, le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité (éd. Galaade, 2009). Solidaire avec le mouvement social, vous en appeliez à un autre monde où on vivrait et consommerait autrement.


L’oppression coloniale a changé de nature dans beaucoup de pays, l’exploitation emprunte des formes de plus en plus nuancées et impénétrables. L’une des fonctions essentielles du capitalisme libéral est de changer la diversité des richesses naturelles du monde en une organisation monotone et généralisée de consommation passive. Cette transformation s’opère à la fois sur un mode monolithique et chaotique. C’est ce que l’on appelle la globalisation ou mondialisation, qui produisent d’autres richesses, financières, par le moyen du profit et de la croissance. Ce manifeste préconise que les entreprises produisent en premier lieu du bien-être, concourant à un bien-vivre. Un élément aussi précieux que les nécessaires améliorations de salaires et de droits.


On vous sent aussi toujours révolté par le « cadre colonial » des relations entre Paris et les Antilles. Que reprochez-vous à la métropole ? 


Depuis dix siècles, la France s’est construite sur l’idée qu’elle est une super intelligence du monde, dotée d’une super morale. Le résultat a été assez prodigieux. Mais il a généré des contrecoups mortels pour une partie du monde. Les cultures occidentales ont inventé la notion d’universel pour imposer en fait leurs propres « valeurs » comme valables pour tous et nous imposer la notion même de valeur. Cette catégorie d’universel est une tromperie complète. Les gens qui la prônent refusent la diversité du monde. La France, par exemple, continue de croire (du moins ses dirigeants) que l’assimilation pure et simple des Antilles à la France est la seule voie envisageable ou légitime pour ces pays, et le seul mode de relation possible. 


Ce que vous reprochez à la France, c’est sa propension à faire la morale à la terre entière ? 


Je ne reproche rien à la France. Mais voyez l’expression « la-France-patrie-des-droits-de-l’homme ». Cela n’enlève rien à la grandeur de ce pays, mais cette expression, à mes yeux, n’a pas de sens. Les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, ont des variantes tellement relatives sur la surface de la Terre. Dans certaines tribus précolombiennes, on organisait le suicide rituel des vieilles personnes qui ne pouvaient plus suivre le groupe dans son nomadisme. Le vieux qui ne pouvait plus ni bouger ni travailler et qui menaçait l’équilibre et la vie de la communauté finissait sa vie dans un suicide rituel, au cours d’une grande cérémonie festive. C’était le dernier service qu’il rendait et c’était la dernière joie qu’il partageait. Au nom des droits de l’homme, un Occidental dira que cette pratique était profondément inhumaine, et de son point de vue, il aura raison, sans voir cependant que, chez lui, dans les rues des grandes villes, des centaines de gens meurent sur les trottoirs dans des conditions infiniment plus inhumaines et dégradantes, parce qu’ils ne peuvent plus ni bouger ni travailler. 

Comment définir les droits de l’homme de manière réellement « universelle » ? Mettre en apposition les diverses conceptions des humanités – ce que j’appelle une « poétique de la relation » – serait beaucoup plus profitable à tous. En France, la colonisation a été justifiée, au départ, au nom de telles idées « universelles ». Au nom d’une mission civilisatrice à laquelle Jules Ferry et beaucoup d’hommes de gauche ont sincèrement cru. Il s’agissait de répandre sur le monde les idées des philosophes des Lumières du XVIIIe siècle, mais l’exploitation des matières premières et des produits manufacturés restait la seule nécessité.



“La diversité terrifie. Au fond, le raciste, c’est qui ? 
Quelqu’un qui ne supporte pas le mélange.”






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